Des députées voilées dans l’enceinte du Parlement turc, un nouveau tabou qui tombe en Turquie

Par Mohammed Reda BRAIM.

Istanbul – C’est un jour historique que les Turcs ont vécu, jeudi, avec la tombée d’un nouveau tabou après que quatre députées du Parti de la Justice et de Développement (AKP – issu de la mouvance islamiste) ont assisté voilées à une séance au Parlement turc, une première depuis 1999.

Bien qu’aucune loi interne n’interdit le port du voile au Parlement, aucune députée turque n’a osé se présenter jusqu’à présent la tête voilée dans l’enceinte de la Grande Assemblée nationale (parlement) depuis que Merve Kavakci, une parlementaire du parti de la Vertu (islamiste) y avait été expulsée en 1999 à cause de son foulard islamique.

La question du voile cristallise en Turquie le clivage entre une classe de pro-laïcs, représentée essentiellement par l’opposition, de droite comme de gauche, et les partisans de l’islam politique en Turquie, mené par l’AKP, qui préside aux destinées du pays depuis 2002.

Les premiers y voient une atteinte aux valeurs de la laïcité, qui constituent les bases de la Turquie moderne, voulue par Mostafa Kemal Ataturk, alors que les seconds l’inscrivent dans le cadre des libertés privées garanties par les valeurs de la démocratie.

Les quatre députées voilées, Sevde Beyazit, Gulay Samanci, Nurcan Darbulak et Gonul Bekin Sahkulubey, qui ont assisté à la séance parlementaire de jeudi, au milieu des critiques de l’opposition, notamment celle du Parti républicain du peuple (CHP-gauche), ont ainsi défié ouvertement des us et des coutumes d’antan consacrées sans fondements juridiques par les garants de la laïcité en Turquie.

Cette initiative audacieuse n’aurait probablement jamais eu lieu sans les mesures prises récemment par le gouvernement turc dans le cadre du ”Paquet démocratique”, qui vise à renforcer les libertés en Turquie, dont la levée de l’interdiction du port du voile dans les établissements publics.

Présentée par certains comme ”un pas historique” et ”une victoire des libertés et de la démocratie”, cette initiative a été applaudie par les députés AKP comme ”l’aboutissement du processus de démocratisation de la Turquie” et la fin d’une ”période difficile”.

”Nous avons attendu avec patience que la démocratie se renforce” en Turquie, a déclaré le vice-premier ministre, porte-parole du gouvernement, Bulent Arinç, qui voit dans cette initiative, qui s’est déroulée sans incident, ”un changement de mentalités” dans le pays.

L’opposition pro-laïque à la Grande Assemblée nationale turque a dénoncé cette audace, qui constitue à ses yeux ”une campagne politique” du parti au pouvoir avant les élections municipales prévues en mars prochain en Turquie.

Des accusations rejetées en bloc par le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui a indiqué mercredi que ces quatre femmes parlementaires ne font que respecter leur religion, avant de demander aux parlementaires de respecter le choix de leurs collègues.

La droite incarnée au Parlement par le Parti du mouvement nationaliste (MHP) n’a pas versé, pour sa part, dans la surenchère, qualifiant ce jeudi de ”jour normal” et que rien d’extraordinaire n’est arrivé en Turquie, avec l’entrée dans l’enceinte de l’institution parlementaire de quatre députées portant le voile islamique.

Le gouvernement turc avait aboli début octobre l’interdiction du port de voile dans les établissements publics dans le cadre d’une série de réformes visant à renforcer les libertés publiques en Turquie, dite ”paquet démocratique”.

Cette levée d’interdiction, qui s’inscrit dans le cadre d’une nouvelle réglementation vestimentaire pour les fonctionnaires qui autorise également les hommes à laisser pousser la barbe, ne concerne pas toutefois l’institution militaire, le corps de la police et le système judiciaire, des secteurs qui prendront des décisions à ce sujet de manière unilatérale.

Le chef du gouvernement voit dans cette levée de l’interdiction du port de voile dans les établissements publics ”un pas vers la normalisation” en Turquie, alors que ses détracteurs politiques, essentiellement de la gauche laïque, l’accuse de mener un ”agenda secret” visant à islamiser la société turque en sapant les valeurs de la laïcité instaurées par le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Ataturk.