“Tamghrabit”: Six questions à Saïd Bennis, professeur en sciences sociales à l’Université Mohammed V de Rabat

“Tamghrabit”: Six questions à Saïd Bennis, professeur en sciences sociales à l’Université Mohammed V de Rabat

vendredi, 9 avril, 2021 à 11:10

(Propos recueillis par : Al Mustapha Sguenfle)

 

Rabat- En vogue ces dernières années, “Tamghrabit” (Marocanité) est une notion qui occupe une place de plus en plus prépondérante dans les articles de presse, les discussions dans les réseaux sociaux et les débats au sein de la société civile.

Sa portée large procure à ce mot une caractéristique hautement polysémique. Pour les uns, “Tamghrabit” renvoie à une identité commune qui transcende les différences et consolide le sentiment d’appartenance nationale, pour les autres, le mot dégage une connotation isolationniste et chauviniste, tandis que certains y voient une réponse intéressante aux défis qui s’imposent à la société marocaine en ce XXIème siècle.

Dans un entretien avec MAP-Amazighe, le professeur en sciences sociales à l’Université Mohammed V de Rabat, Saïd Bennis, livre son analyse sur la notion de “Tamghrabit”, ses acceptions et portées, les dérives auxquelles elle peut être sujette et les opportunités qu’elle représente pour le projet sociétal marocain.

 

1. Que signifie la notion de “Tamghrabit” ?

Le Tamghrabit peut être défini selon des composantes qui se réfèrent au territoire marocain. Parmi ces composantes, figurent l’histoire, la culture, les langues et l’implantation humaine. Ces composantes se reflètent dans les dispositions préconisées par la constitution de 2011. Tamghrabit est un reflet, d’abord, d’une identité plurielle, d’un passage d’un monolinguisme vers un bilinguisme officiel “Amazigh-Arabe”, mais également d’une identification non plus à une entité à caractère univoque qu’on appelait le “Maghreb Arabe”, mais à une identité qui s’étend sur une partie géographique de l’Afrique, à savoir le “Grand Maghreb”. Donc, nous sommes passés d’une identification à base d’un élément unique et unifiant (l’arabe, le Maghreb arabe, la langue arabe, etc…) pour nous projeter vers une identification territoriale qui reconnait au Royaume du Maroc son appartenance à l’Afrique du nord. Pour récapituler, Tamghrabit est cet agglomérat d’éléments à la fois linguistiques, culturels, historiques et humains qui font la spécificité du royaume du Maroc par rapport aux autres pays du Grand Maghreb.

Par ailleurs, le Maroc partage avec les pays du Maghreb certaines caractéristiques culturelles, civilisationnelles et historiques, et le Tamghrabit constituerait un des éléments du soft power qui permettent au Grand Maghreb d’acquérir plus d’attrait au sein de la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) et du pourtour méditerranéen, mais aussi à l’échelle internationale. En effet, le Tamghrabit est un atout qui renforce le label du Grand Maghreb et ne doit, en aucun cas, être perçu comme une forme de chauvinisme, de clôture sur soi ou d’identité crispée

 

2. Quelles sont les conditions qui ont favorisé l’éclosion de la notion de Tamghrabit dans les débats publics ces dernières années ?

Le débat concernant le concept de Tamghrabit était déjà entamé avant 2011, mais pour être plus pragmatique, il faut rappeler qu’à partir de la constitution de 2011, nous sommes partis sur un bon rythme pour fixer et déterminer les contours du concept. Les conditions sont là, nous avons des dispositions constitutionnelles qui attendent d’être opérationnalisées en termes de langue, de culture et d’identité. La constitution a prévu un cadre pour l’officialisation de l’amazigh, mais également la création d’un Conseil national des langues et de la culture marocaine. La dimension de Tamghrabit est donc soutenue par ces instances qui contribueront à opérationnaliser, à donner vie à ce concept sur la sphère publique. Lesdites instances et les lois à venir permettent d’entrevoir le Tamghrabit comme étant une donne horizontale parsemant le territoire nationale, mais aussi verticale impactant les régions et les territoires, puisque le Conseil national des langues et de la culture marocaine a pour prétention de promouvoir et de protéger les variétés linguistiques et les expressions culturelles territoriales et locales. Les attributions futures de ce conseil ne feront que renforcer le concept de Tamghrabit, en même temps, elles créeront les conditions idoines pour que le Tamghrabit transite du “temps constitutionnel” vers le “temps institutionnel”. Le concept en soi ne sera plus appréhendé comme étant uniquement une conséquence constitutionnelle, il devrait dorénavant être perçu comme une donne réelle. Dans l’espace public, par exemple, il serait opportun de se réconcilier avec une identité visuelle bilingue, par le truchement des caractères tifinaghes et arabes. Partant, nous recouvrons un espace public ayant une identité linguistique constitutionalisée.

Dans les expériences internationales, l’espace public est un reflet de la politique identitaire. Si le Tamghrabit est conçu comme étant le pilier de la politique identitaire marocaine, nous devrions nous attendre à un changement d’abord sur l’espace public, dans le système éducatif, dans le système judiciaire… Les prémices de ce changement sont d’ores et déjà là : il y a des pièces administratives qui sont délivrées en amazigh, des jugements prononcés en amazigh, une signalétique routière bilingue… Nous sommes au début pour assurer la voie vers une institutionnalisation du Tamghrabit, et les conditions qui ont favorisé l’éclosion du concept du Tamghrabit dans le débat public ces dernières années sont là pour passer à la phase conséquente, à savoir celle de l’opérationnalisation, de l’application et de l’institutionnalisation de ce concept. C’est de facto toute la politique identitaire qui devrait suivre et rimer avec cette cadence d’implantation de l’ingrédient du Tamghrabit dans la vie commune des Marocains.

 

3. Quelle est la raison d’être du Tamghrabit aujourd’hui ?

Ce concept émane de la nouvelle génération des droits humains, qui fait référence aux droits culturels et linguistiques d’abord, mais également aux droits identitaires et d’appartenance. Le Tamghrabit ne peut avoir droit de cité au Maroc que parce qu’il y a une constitution qui reconnait à chacun le droit de vivre dans sa langue et dans sa culture. A partir de ce droit, la raison d’être du Tamghrabit est une question du vivre ensemble, de coexistence, de cohabitation des uns avec les autres en dépit des différences. Reconnaitre l’importance de Tamghrabit, c’est reconnaitre la différence et, parallèlement, consolider une trajectoire historique de métissage.

Les réalités sociétales marocaines sont l’incarnation d’un brassage entre populations amazighophones et arabophones, notamment au travers d’une interlangue qu’est la Darija, lieu de rencontre d’éléments de la culture amazighe et d’éléments de la culture arabe, entre autres. Ce métissage appuie le caractère inéluctable de la raison d’être du Tamghrabit. Si l’on observe les proverbes marocains, les contes, les rites, les mariages, l’art … tout ce patrimoine qui renvoie au vivre-ensemble, le constat en est qu’il est imprégné de ce label du Tamghrabit, base et ferment du métissage. Le terme-même du Tamghrabit est le produit d’un métissage linguistique entre la langue arabe et la langue amazighe, combinant le radical arabe “Maghrib” et l’affixe discontinu du pronom féminin en amazighe [t… t].

Nous sommes à un moment historique qui tolère non seulement le Tamghrabit en tant qu’option politique, culturelle, institutionnelle ou constitutionnelle construite, mais aussi comme un pont de valeurs contribuant à approfondir le vivre-ensemble et renforcer les éléments du lien social.

4. Quel est le rapport entre “Tamghrabit” et “Tamazight” ?

Il s’agit d’un rapport de contenant à contenu. Tamghrabit permet une appropriation collective de l’amazigh. Autrement dit, si la question amazighe intéressait auparavant le mouvement culturel amazigh et les citoyens et militants amazighophones, à présent, une telle question, au travers de ce concept, serait objet d’une réappropriation collective de la culture, de la langue, de l’histoire amazighe,… une refonte de l’identité collective des Marocains. D’autant plus que l’amazigh, induit par le Tamghrabit en tant que langue et culture, est une plus-value pour le royaume du Maroc qui passe d’un Etat qui ne reconnaissait pas la diversité à un Etat qui repose sur le socle de la pluralité. Dans les expériences internationales, la notion de super-diversité (Superdiversity) permet d’intégrer et de pacifier avec toutes les différences identitaires, culturelles, linguistiques,… sur un territoire donné. A cet égard, Le Tamghrabit peut se présenter comme un agglomérat d’éléments au sein duquel le Tamazight fait partie des autres composantes de l’identité marocaine.

Partant, le Tamghrabit, comme concept englobant, participe aussi à une certaine équité identitaire, culturelle et linguistique entre toutes les composantes de la nation marocaine. En se référant à la constitution de 2011, les différentes composantes de l’identité marocaine (amazighe, arabe, hassanie, africaine, andalouse, hébraïque, méditerranéenne) devront être replacées de manière équitable au sein d’un contenant : le concept du Tamghrabit.

5. Quelles sont les dérives que pourrait prendre la notion de “Tamghrabit” ?

A travers la reconnaissance des spécificités locales et territoriales, le Tamghrabit pourrait s’acheminer sur des relents de chauvinisme locaux et territoriaux, de culture de la haine de l’autre qui est différent territorialement, linguistiquement, culturellement… Les expériences internationales en la matière sont significatives à cet égard : l’expérience basque, l’expérience vécue en Belgique et autres.

En même temps, d’autres expériences renvoient des signaux différents, comme les cas canadien et suisse, où la diversité et la pluralité sont le socle-même de l’appartenance nationale et la base de l’unification. La stabilité des nations comme le Canada et la Suisse émane de la diversité qui est le pilier de l’unification nationale.

En contrepartie, il est vrai qu’il existe ce qu’on dénomme communément les menaces de la diversité (Diversity Threats). En effet, dans le cas marocain, le passage d’une régionalisation avancée basée sur des critères fonctionnels, administratifs et économiques à une autre forme de régionalisation ayant des contours linguistiques et culturels pourrait faire entrevoir les dangers de défragmentation du national et de l’unifié.

Les éléments de nature linguistique, culturelle et historique peuvent-ils impacter l’unification du royaume du Maroc ? Je ne crois pas. La constitution de 2011 reconnait aux dimensions de la pluralité et de la diversité les vertus et les capacités à renforcer et à consolider l’unification et du royaume du Maroc. Les dérives de ce concept sont minimes par rapport au caractère ancestral des référents de la réalité marocaine, elles sont à minimiser. Nous ne pouvons que gagner en développant le label de la diversité et de la pluralité, le Tamghrabit, ériger le royaume du Maroc en puissance régionale (au sein de la région MENA) et se prémunir d’un passeport attesté permettant de s’investir dans la mondialisation.

 

6. Quelles sont les opportunités que représente Tamghrabit sur les plans culturel et identitaire ?

Tamghrabit est un concept qui participe à désamorcer les foyers de tensions identitaires et culturels au Maroc. De surcroit, l’émulation négative entre amazighophones et arabophones en général, entre Doukkali et Rahmani, entre Soussi et Zayani, etc… sera neutralisée et fera partie du jeu social. La confirmation de toutes les spécificités s’acheminera sur une certaine paix culturelle et identitaire au Maroc. Cette paix ne peut pas avoir d’effet sur la réalité si on n’a pas une stratégie culturelle bien définie, un plan de promotion et de préservation de ces spécificités. A cet effet, plusieurs expériences internationales peuvent nous inspirer.

Les médias régionaux peuvent constituer et jouer le rôle d’impulsion et d’essor du local et du territorial. La compétitivité entre les différentes expressions culturelles serait alors positive, sans oublier que ces médias régionaux sont traversés en diagonale par un contenu à caractère national, et diffusent équitablement des contenus à caractère local / territorial et ceux à caractère national. Tamghrabit serait à cet égard une clé pour enrayer les foyers de tensions culturelles, identitaires, linguistiques, … ce qui est en mesure de consolider la paix identitaire et prévoir les dangers et les dérives qui peuvent impacter le devenir de la nation marocaine.

Les opportunités que représente ce concept sur les plans identitaire et culturel au Maroc sont essentiellement liées à une certaine forme d’équité et de justice culturelle et identitaire, moyennant une stratégie et une politique publique qui ferait du national et du territorial deux éléments qui renforcent le devenir du royaume du Maroc. L’essentiel du processus est qu’il faut bâtir le Tamghrabit sur des valeurs sures. Partir peut-être de la devise selon laquelle “l’intégration locale est la base de l’intégration nationale”. Si les personnes sont bien intégrées dans leurs régions, leurs localités, l’intégration nationale devient plus qu’un lien, elle est essentiellement le fer de lance de l’appartenance et de la citoyenneté. Pour prospecter l’avenir, il est possible de postuler que les opportunités et les atouts que représente le concept du Tamghrabit dans toutes ses dimensions (humaine, territoriale, politique, économique, sociale, culturelle, identitaire …) sont de nature à consolider l’identité nationale et à l’affermir par une autre forme d’identité, à savoir celle dénommée “identité citoyenne”.

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