Quand les sucreries de Taroudant façonnaient les rapports de force dans le monde (Feature)

Quand les sucreries de Taroudant façonnaient les rapports de force dans le monde (Feature)

lundi, 15 juillet, 2013 à 12:48

Par HOUCINE MAIMOUNI

Tazemmourt (province de Taroudant)- Alors que les étals des marchés sont bien fournis de friandises en ce mois de ramadan, rares sont ceux qui savent que le sucre, un produit désormais ancré dans les moeurs, fit un temps la gloire du Maroc qui, à partir des sucreries de Taroudant entre autres, influait sur l’équilibre des forces dans le monde.

Dans son opus “Nozhat El Hadi”, l’historien marocain El Ifrani décrivait en son temps que les rois Sâadiens faisaient venir, pour la construction des palais de Marrakech et des sépultures de leurs sultans, le marbre de la région de Carrare en Italie qu’ils payaient en sucre, poids pour poids.

Ce témoignage, quoique révélateur d’une propension au luxe dispendieux, ne fait que confirmer que le Maroc fut un pays du sucre, avant de devoir en importer, en 2012, près de 75 PC de ses besoins, sachant que les Marocains consomment, en moyenne annuelle, 35 kg par habitant contre 20 kg à l’échelle mondiale.

Actuellement, la filière sucrière compte 80 mille agriculteurs et occupe une surface de 68 mille ha pour une production moyenne estimée à 3,1 millions de tonnes pour la betterave et 0,9 million de tonnes pour la canne à sucre.

“On revient de loin. A Tazemmourt comme à Oulad Massoud ou encore à Oulad Tayma, la canne à sucre a beau être développée par les Sâadiens; son introduction dans l’occident musulman remonte à des périodes bien plus antérieures”, explique à la MAP Ahmed Selouane, ex-délégué des Affaires culturelles à Taroudant et un des fins connaisseurs de la région.

D’aucuns soutiennent que cette plante, ayant vu le jour dans le sous-continent indien à la faveur des moussons, a été introduite en Perse au VIème siècle pour gagner le Proche-Orient et l’Egypte en particulier, avant de se propager à Chypre, la Crête, la Sicile, l’Espagne et le Maroc avant la fin du XIIIème siècle.

Autant dire combien fut erronée cette fausse perception de la canne à sucre généralement associée à une “plante des pays tropicaux chauds et humides que l’on voit mal prospérer sous un climat méditerranéen aride ou semi-aride même s’il est en de nombreuses régions côtières corrigé par des influences atlantiques”, souligne l’archéologue français Paul Berthier, à qui l’on doit la découverte des sites sucriers de Tazemmourt, entre autres.

C’est précisément à ce titre, note-t-il, que les fouilles entamées dans un pays que certains ont cru à tort voué aux céréales pauvres, à l’élevage extensif ou pour le mieux aux cultures arboricoles, jettent un regard nouveau sur l’économie de l’ancien Maroc qui peut expliquer sa prospérité et sa puissance politique à certaines époques.

“La culture de la canne à sucre et l’industrie du sucre, réalisées dans le cadre et l’équilibre économique de ces époques, semblent bien en avoir été un des éléments essentiels”, relève ce chercheur, qui a identifié de nombreux sites de production de canne à sucre dans plusieurs régions du Royaume.

Il fait observer que toutes ces plantations ou fabriques, à l’époque saâdienne, étaient entre les mains de l’Etat qui les faisait gérer par des sortes de concessionnaires en général européens ou israélites, précisant que le produit “qui devait représenter la qualité du sucre la plus haute réalisée à cette époque, nous savons de source certaine qu’il était exporté pour la grande part vers l’Italie, la France et surtout l’Angleterre, la consommation intérieure du Maroc devant être très faible à cette époque”.

M. Selouane est du même avis: “la production de la canne à sucre n’avait pas vraiment bonne presse du fait qu’elle bénéficiait surtout aux concessionnaires et privaient les autochtones des ressources en eau et de terrains agricoles fertiles qu’ils préféraient exploiter autrement”.

Même son de cloche du côté de Yettou Lamghari, professeur d’histoire au collège Rahhal Meskini de Taroudant, qui assure que les Sâadiens ont mis en place d’énormes installations sucrières et élaboré des systèmes ingénieux de moulins, étuves et aqueducs d’une longueur pouvant aller jusqu’à 80 km.

Elle rappelle que ces fabriques disposaient d’installations de broyage, de chaufferie et de purgerie pour le blanchiment du sucre avant d’être recueilli dans des moules en cuivre de formes coniques, celles-là même qui caractérisent le pain de sucre toujours en vogue au Maroc.

Elle indique aussi qu’une bonne partie du produit, dont la contribution aux recettes de l’Etat se situait aux alentours de 33 PC, était acheminée par les caravanes en Afrique subsaharienne, mais surtout en Europe par bateaux, d’où les Sâadiens importaient les armes entres autres.

Fort d’un important arsenal, les Sâadiens n’allaient d’ailleurs pas tarder à lancer le Jihad contre les Portugais pour les déloger d’Agadir (Santa Cruz du Cap d’Aguer) en 1541, avant de les battre à plates coutures à Ksar Lakbir en 1578, ou de lancer, sous le règne d’Al Mansour Eddehbi, les célèbres expéditions au Soudan en 1591 et 1592.

Explication de Paul Berthier : “Si l’on en croit l’auteur espagnol Diego de Torres, ce ne serait pas seulement dans un but de guerre sainte que les Chorfa se seraient décidés à emporter la célèbre place (d’Agadir) mais d’une manière plus prosaïque pour obtenir un débouché maritime pour le commerce des sucres”.

Pour Gérard Giuliato, maître de conférences à l’Université Nancy II et auteur d’une étude sur la sucrerie des Ouled Mesaoud (11 km au sud-est de Taroudant), ce site “forme un complexe industriel beaucoup plus étendu que le secteur fouillé en 1958 ne le laissait penser. On fabriquait les récipients sur place, car les quantités nécessaires étaient considérables quand on sait qu’il en fallait 17 à 18 mille pour le bon fonctionnement d’un établissement”.

Dans cette étude technique et très détaillée, il met l’accent sur l’urgence de multiplier les recherches dans les autres sites des sucrières du Souss, surtout au regard de la rapide disparition des vestiges sous l’action conjuguée de l’explosion urbaine et de l’extension des activités agricoles.

Il estime aussi que l’étude de ces installations “conditionne leur intégration au patrimoine du Souss et leur protection, mais aussi la compréhension des techniques anciennes et leur diffusion de l’Orient vers l’Occident”, relevant que ces fouilles “constituent un précieux témoignage de la politique économique des sultans sâadiens du Maroc au XVIème siècle, avant le développement de ces productions en Amérique pour répondre à la demande croissante de l’Europe”.

C’est d’ailleurs à cette époque, marquée par la dérégulation des anciennes routes maritimes dans le sillage de la découverte du Nouveau monde, que la production sucrière marocaine, rudement concurrencée par les produits des Antilles et du Brésil, allait battre de l’aile. Le sucre marocain ne faisant plus le poids dans le nœud des échanges commerciaux, un nouveau chapitre dans l’Histoire est ouvert.

Dans l’entretemps, les vestiges de la sucrerie de Tazemmourt continuent de lutter contre l’oubli derrière des murailles menaçant ruine jour après jour et à murmurer au vent les gloires d’un temps qui fut, celles d’un passé où les sucreries de Taroudant façonnaient l’équilibre des forces dans le monde.

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